Pour nous Juifs laiques qui nous referons à l'ethique des
prophètes, ce texte, écrit par un Rabbin
réformé de Grande Bretagne, est à mediter !
La voix des prophètes.
Que la
justice l'emporte.
Rabbin John D. Rayner*
Vaincre le mal est une chose, et faire prévaloir le bien en est
une autre. Cette deuxième tâche est bien plus difficile
que la première.
Elle requiert un véritable effort éducatif, à
savoir l'enseignement de l'amour ou lieu de lu haine. De plus, elle
exige l'application de ces principes à lu politique
internationale et à l'économie mondiale, et notamment
à Io suppression des écarts qui séparent les
riches des pauvres, le Nord du Sud. La "guerre contre le terrorisme"
représente
une nécessité pour l'immédiat, mais elle ne sera
jamais
complètement gagnée tant que le bien n'aura pas
prévalu
en tant que motivation essentielle du comportement humain individuel et
collectif.
N'hésitant pas à renverser les vérités les
plus
établies et les mieux acceptées par certains d'entre
nous,
le rabbin John D. Rayner nous invite à avoir le courage de ne
travailler
que pour Io seule justice.
Jusqu'à quel point l'esprit prophétique est-il toujours
vivant parmi nous, et jusqu'à quel point sommes-nous aptes
à le transmettre à l'humanité ?
A bien des égards, certes, l'insistance des Prophètes sur
l'éthique a continué à influencer notre
comportement.
Mais d'un autre côté, il faut dire qu'elle a
été
largement oblitérée par l'attachement des rabbins
à
une législation qui met sur le même plan l'éthique
et
le rituel ; cela est encore plus vrai aujourd'hui, alors que le rituel
a
pris une importance accrue. De nos jours, même certains rabbins
libéraux
américains ont tendance à négliger la critique du
rituel
par les Prophètes, à insister sur l'observance des
mitzvot
parce qu'elle nous rend différents des autres, et à
penser
qu'il convient de rendre plus strictes les règles et
procédures
de la conversion au judaïsme.
Justice et universalisme
Dès lors, il est impératif pour nous de revenir à
l'enseignement des Prophètes. Il faut souligner que la survie
d'un peuple observant une série de rites particuliers, exotiques
et pittoresques, peut certes présenter un intérêt
considérable pour les anthropologues, mais demeure totalement
indifférente à Dieu, à moins que ce peuple ne
représente réellement, par son exemple éthique,
"la Lumière des Nations" (Isaïe 49,6).
Il convient d'ajouter que les impératifs éthiques, de par
leur nature même, transcendent les frontières nationales ;
C'est pourquoi l'enseignement des Prophètes est fondé non
seulement sur la justice, mais encore sur l'universalisme. C'est
là le second aspect de cet enseignement. Il faut bien
reconnaître que, sur ce point, il s'est produit dans le monde
juif un recul sensible. L'insistance renouvelée sur le rituel
fait partie de ce constat, puisque les rites ont
précisément pour fonction de nous rendre
différents des autres. Mais c'est surtout dans l'attitude des
juifs vis-à-vis de l'État d'Israël et de son conflit
avec les Palestiniens que le recul est le plus marqué. A cet
égard, l'attitude prédominante parmi les juifs - à
en juger par d'innombrables écrits de propagande, discours
prononcés dans les réunions de solidarité, lettres
aux journaux, etc. - est marquée par la compassion pour soi,
l'apologie de soi et la certitude
d'avoir toujours raison.
Israéliens, Palestiniens : des
vérités partielles.
La version officielle des événements récents est
la suivante : il y a un an, Barak a fait une offre de paix
généreuse aux Palestiniens, mais ceux-ci l'ont
rejetée. Le blocage qui s'en est
suivi est donc entièrement imputable aux Palestiniens ;
Israël n'a rien à se reprocher. Les Palestiniens auraient
dû accepter l'offre de Barak ; au lieu de cela, ils ont recouru
à la violence, et il n'y a aucune excuse pour cela. En
particulier, les attaques-suicides sont totalement condamnables.
Heureusement, après ce qui est arrivé aux
États-Unis, le monde entier commence à comprendre ce que
les Israéliens ont souffert et à quel point ils ont eu
raison de se défendre comme ils l'ont fait. Enfin, ce qui est le
plus impardonnable, c'est la haine d'Israël inculquée aux
enfants palestiniens.
Il y a du vrai dans cette version, mais c'est seulement une partie de
la vérité, celle que le gouvernement israélien et
l'Establishment du judaïsme anglais veulent nous faire entendre.
Il est vrai aussi que, même aptes les accords d'Oslo - et
spécialement sous le gouvernement Barak - l'État
d'Israël, défiant l'opinion mondiale, a
accéléré la construction et l'expansion des
implantations dans les territoires occupés ; et que, par ses
représailles brutales, ses châtiments collectifs,
l'expropriation de terres palestiniennes, la destruction de maisons et
le déracinement d'arbres fruitiers appartenant aux Palestiniens,
ainsi que la confiscation de leurs ressources en eau, Israël, tout
en poursuivant les négociations, a tout fait pour miner l'espoir
que les Palestiniens pouvaient avoir placé dans le processus de
paix et les a finalement poussés au désespoir . Et il est
vrai aussi que, alors que l'offre de Barak était
"généreuse" au regard de ce que l'opinion publique
israélienne était prête à concéder,
elle était très insuffisante par rapport
à ce que les Palestiniens se sentaient légitimement en
droit
de demander.
En un mot, le mythe de l'innocence des juifs est indéfendable.
je n'éprouve aucun plaisir à dire cela, mais c'est la
vérité. Et j'espère bien que, du haut de cette
chaire, on vous dira toujours la vérité, pour
désagréable qu'elle puisse être.
Les Prophètes hébreux auraient été
profondément choqués par l'attitude présente de
leur peuple ; il est vrai qu'en leur temps déjà ils
avaient motif à critiquer leur
propre société. Comme le dit le premier verset de notre
Haphtara
d'aujourd'hui : "Crie à plein gosier, ne te ménage point
!
Comme le cor, fais retentir ta voix ! Et expose à mon peuple son
iniquité,
à la maison de Jacob ses péchés" (Isaïe 58,
1).
Par ailleurs, ils dénonçaient avec mépris les faux
prophètes qui courtisaient le peuple à coups de
mensonges,
"en disant: 'Paix ! Paix !', alors qu'il n'y a point de paix"
(Jérémie
6, 14).
Quelques voix prophétiques
Heureusement, et malgré tout, l'esprit prophétique n'est
pas entièrement mort parmi nous. Dans la Proclamation
d'Indépendance de l'État d'Israël sont
évoqués explicitement "les principes de liberté,
de justice et de paix proclamés par les Prophètes
d'Israël" ; et à bien des égards - mais,
hélas, pas à tous les égards - Israël s'est
conformé à ces principes.
Pour ce qui est du judaïsme anglais, rappelons le fait suivant :
lorsque, en octobre 1953, une unité de l'armée
israélienne commandée par Ariel Sharon massacra 69
personnes - hommes, femmes et enfants - dans le village arabe de Kibya,
il n'y eut, à ma connaissance, qu'un seul et unique rabbin en
Angleterre à manifester l'honnêteté, le courage et
l'esprit prophétique nécessaires pour condamner cette
atrocité : ce fut mon prédécesseur, le rabbin
Leslie
Edgar. J'en suis très fier, et j'espère que vous
l'êtes tous. (Le seul soutien public que reçut alors le
rabbin Edgar fut celui
de l'éditeur du Jewish Chronicle.)
De nos jours, il existe toujours des voix prophétiques dans le
monde juif On peut citer à cet égard des
théologiens comme Michael Lerner et Marc Ellis aux Etats-Unis,
et des écrivains comme Amos Oz et David Grossmann en
Israël. Ces derniers, ont signé la déclaration
conjointe israélo-palestinienne intitulée : "Non à
l'effusion de sang, non à l'occupation, oui à la
négociation, oui à la paix". On peut citer encore des
organisations comme "La Paix Maintenant" et "Netivot Shalom", sans
oublier celle des "Rabbins pour les Droits de l'Homme" qui regroupe
plus d'une centaine de rabbins israéliens, libéraux,
conservateurs et orthodoxes. Entre autres projets qui méritent
d'être connus, ils ont conçu celui de planter 30 000
oliviers dans les territoires palestiniens à l'occasion de la
prochaine fête de Tou bi-Sh'vat, ces arbres étant
destinés à remplacer ceux qui ont été
détruits par l'armée et les colons.
Voilà une action authentiquement prophétique !
Justice et intérêt de tous.
A l'heure où je vous parle, il y a de nouveau un cessez-le-feu,
nous permettant encore une fois de nourrir l'espoir d'une
négociation de paix aboutissant à un règlement que
les deux parties pourront accepter dans la dignité et l'honneur.
Espérons et prions pour que cette chance ne soit pas
gâchée.
En ce jour de Kippour, ce n'est pas le moment d'être satisfaits
de nous-mêmes.
Bien au contraire, c'est le moment de nous interroger à notre
sujet. Il ne s'agit pas de dénoncer les fautes des autres, pour
nombreuses et graves qu'elles soient, mais de faire face à nos
propres fautes. Il s'agit d'écouter la voix des Prophètes
qui nous demande de
dire et de faire, non ce qui est populaire ou à la mode, non ce
qui
nous réconforte, mais ce qui est juste. Cela peut souvent
paraître inopportun. Mais il existe un autre principe essentiel
chez les Prophètes - et c'est là le troisième
élément de leur enseignement - qui veut que ce qui est
moralement juste, même si momentanément cela semble
inopportun, s' avérera finalement conforme à
l'intérêt de tous.
Et c'est là, je crois, se trouve la réponse au dilemme
que le rabbin David Goldberg a formulé devant nous hier soir et
qui consiste, apparemment, à devoir choisir entre la
loyauté envers notre peuple et la loyauté envers Dieu.
Les Prophètes n'aimaient-ils donc pas leur peuple ? Et
cependant, ils critiquaient sévèrement ses chefs. Y
eut-il jamais un homme qui aimât le peuple d'Israël avec
autant de passion que Jérémie ? Pourtant, et
précisément pour cette raison, il condamnait ses
péchés avec la même passion. De même, ceux
qui aujourd'hui demandent à l'État d'Israël
d'adopter une politique moralement juste - une politique de
modération, de compromis, de respect pour les droits des
Palestiniens, et qui conduise à la paix - n' aiment pas
moins leur peuple que
ceux qui approuvent la politique actuelle, telle qu'elle est : dure,
répressive
et stérile, ne conduisant nulle part si ce n'est à un
cycle
sans fin de violences et de contre-violences, et en dernier ressort au
désastre.
En fait, les adeptes de la justice aiment leur peuple davantage, car la
politique
qu'ils prônent est en définitive la seule susceptible
d'assurer
la survie de l'État d'Israël et de sa population. Ils ne
sont
pas moins sionistes que les autres ; bien au contraire, ce sont eux les
vrais
sionistes !
En tout état de cause, si nous Juifs avons quelque chose de
réellement important à communiquer à
l'humanité en ces heures sombres, cela ne peut être que ce
triple enseignement des Prophètes : que la justice l'emporte sur
toute autre considération ; qu'elle est universelle,
transcendant le nationalisme ; et que, en dernier ressort, ce qui est
moralement juste s'avérera aussi être conforme à
l'intérêt de tous, Si nous voulons être la
Lumière des Nations, ce doit être là notre message.
Et si ce message passe, un temps viendra sûrement où "le
peuple qui marchait dans
l'obscurité verra une grande lumière" (Isaïe
9,1).
"Il s'agit d'écouter la voix des Prophètes qui nous
demande de dire et de faire, non ce qui est populaire ou à la
mode, non ce qui nous réconforte, mais ce qui est juste".
* Sermon prononcé le matin de Kippour 2001
à la Liberal Jewish Synagogue de Londres. Traduit de l'anglais
par
notre ami Paul Kessler, qui nous a autorisé à le publier. Ce texte a d'abord été publié en
décezmbre
2001, dans la Tenoua, la revue du MJLF,
Mouvement Juif Libéral de France. Il reste tout-à-fait
actuel.
Souviens-toi que les hommes, bien qu'ils
doivent mourir,
ne sont pas nés pour mourir, mais pour
innover,
pour s'ouvrir à la naissance et
à la renaissance.
Hannah Arendt